épreuves, l’Etat se montre chez nous d’une habileté peu commune à dépenser les fruits de tant de travail et une persévé
rance égale à manquer toujours d’argent, même pour les dépenses les plus indispensables. C’est un spectacle curieux que de voir les danaïdes contribuables verser ainsi, sans se décourager, dans le tonneau sans fond dont nos redoutables fonctionnaires élargissent sans cesse l’orifice.
En un mot, l’Etat déclare une fois de plus qu’il lui fautdes fonds pour son tonneau, n’en fût-il plus au monde; et comme ils n’affluent plus avec la même fécondité torren
tielle, il a songé à vendre peu à peu les parcelles de son patrimoine. La démolition projetée d’une partie des fortifi
cations lui parut une occasion superbe; car il y avait là du terrain à aliéner. Mais, comme cela n’eût pas suffi, on pensa tout de suite qu’il fallait élargir un peu l’occasion en empruntant au bois de Boulogne voisin une partie de son territoire.
Adieu les arbres; et, après lotissement, après vente de parcelles, on verrait s’élever sur une longue et vaste zone tout un nouveau rempart de bâtisses, bien plus large que les anciens remparts, et surtout beaucoup plus haut. De cette façon la Ville serait entièrement protégée contre les vents d’ouest; la chance aidant, il ne pleuvrait plus du tout dans Paris.
Et pour les promeneurs qui venaient chercher dans ce bois cette satisfaction surannée de respirer un peu d’air purifié par la présence des arbres, quelle joie bien plus vive de circuler sur des trottoirs élégamment bitumés, sur des chaussées pavées en bois créosoté, entre de hautes murailles décorées de consoles et de pilastres qui les abriteraient de toutes parts !
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Le bureaucrate qui fit cette trouvaille de génie eut le droit de se frotter vigoureusement les mains et de réclamer un avancement justement mérité. (1 n’avait cependant tenu
compte, ni des saisons, ni de la température. Or, par les grandes chaleurs estivales, et la grande semaine de Deauville une fois passée, les journalistes se trouvent sans ouvrage et il leur faut aborder la littérature d’été. Celle-ci est particuliè
rement féroce; les victimes sont rares à ce moment, elles n’en sont dévorées qu’avec plus d’acharnement.
L’auteur du projet, qui n’attendait que d’innombrables félicitations, a dû frémir en voyant l’accueil fait universellement, dans les feuilles publiques, à sa proposition intempestive.
Dans le Figaro, M. Frantz Reichel lança le premier cri : tel le plus ardent et le plus expérimenté des fins limiers, que leur flair ne trompa jamais. Le bureaucrate était lancé, toute la meute s’élança sur la piste. Ecoutez ceci :
« Or, savez-vous ce qu’on projette?
« Les romparts étant abattus, les talus étant nivelés, tous les taillis, tous les arbres qui, de la porte Maillot à la porte d’Auteuil, bordent superbement la route des fortifications seront livrés à la hache des bûcherons. C’est à ne pas croire. Cela est décidé. Cet effroyable massacre sera.
« Le front du bois est long de 4 kilomètres; la largeur de la bande qui sera soumise à ces sapes inouïes est en moyenne de 100 mètres, donc 40 hectares dont 30 sont boisés. C est donc, au minimum, 0.000 ou 8.000 arbres qui, malgré les
gémissements de tout Paris indigné, seront abattus dans quelques semaines ou dans quelques mois.
« L’œuvre de destruction dépassera tout ce qu’on peut imaginer; elle est telle qu’il faut pour s’en rendre exactement compte un véritable effort.
« Songez qu’elle rasera la vingtième partie du bois de Boulogne et qu’à la place des majestueux fourrés se dresse
ront des constructions, des immeubles, l’espace atteint par le fléau devant être vendu suivant un lotissement. »
A la porte Dauphine, à la Muette, à Passy, à Auteuil, les parties actuellement boisées céderont la place à d’innom
brables immeubles. On avait promis de l’air aux Parisiens en leur offrant de supprimer les fortifications. Sous ce très fallacieux prétexte, on va simplement leur en boucher un coin, et quel coin !
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Unissant la subtilité de la Chronique à la prudence bien connue du Temps, M. Jules Claretie comprit sagement qu’avant de s’émouvoir, il était nécessaire de s’informer, de consulter, de scruter, et qu’il ne faut vitupérer, en restant dans la ligne du journal, qu’en parfaite connaissance de cause; ce qui est incontestablement la règle d’une philosophie sagace.
Gardant une réserve qu’on ne saurait blâmer, il répondit ainsi à l’appel lancé :
« Avant de protester contre des projets que je connais mal, je voudrais savoir en quoi consiste ce que les membres du comité de beauté ont déjà appelé un sacrilège. M. Bou
vard est un artiste, lui aussi. Je ne l’imagine pas promenant la hache à travers les troncs d’arbre pour travailler à faire de la laideur. Dalou nous le montre, à l’entrée de l’avenue du Bois, collaborant avec Alphand, qui fut un poète en son
genre. J’attends que M. Bouvard nous explique son œuvre et nous expose son décor.
« Ce qui me fait peur dans les projets de la Ville, c’est ce peu de mots : « quelques arbres ». Il ne s’agit que de « quelques arbres ». Ce matin même, on nous dit : « quelques arbustes ». De ces « quelques arbres », victimes du progrès,
otages d’un aménagement nouveau, quel serait le nombre? Je frémis à l’idée de savoir ces a quelques arbres » voués au fagot. Je songe à l’appel des condamnés et je voudrais connaître la liste des suspects. « Quelques arbres »! Ce peut être un bouquet de bois. Ce peut être toute une forêt. »
Il y avait donc, au début, quelque légère confusion entre l’intervention de l’Etat et celle de la Ville; quel était le plus coupable des deux; n’y avait-il même qu’un seul coupable? Et lequel?
C’est ce que, se conformant aux prudents avis de M. Clarelie, plus d’un se demandait, non sans quelque anxiété. Un peu de lumière nous vint de M. d’Andigné qui établit, à peu près en ces termes, l’historique de l’affaire.
« Lorsque, en 1852, Napoléon III céda le Bois de Boulogne à la Ville, les fortifications existaient depuis longtemps. La Ville, en aménageant le Bois de Boulogne, voulut utiliser celte bande de terrain grevée de la servitude non a dificandi qui le longeait; et, avec l’assentiment du ministre de la guerre d’alors, elle la planta d’arbres.